Le système de santé français traverse une crise profonde, marquée par des inégalités croissantes, des pénuries de professionnels et des ruptures d’approvisionnement en médicaments.
Face à ces défis, comment repenser un modèle plus juste et plus efficace ?
Frédéric Bizard, économiste de la santé et fondateur de l’Institut Santé, propose une approche inédite avec Les itinérants de la santé (Éditions Michalon). À travers cette fiction politique, il met en scène deux nations aux trajectoires opposées pour illustrer les conséquences d’une inaction et les bénéfices d’une refondation réussie. Pourquoi avoir choisi ce format ? Quels enseignements tirer de cette démarche ? Retour sur un projet ambitieux qui mêle analyse rigoureuse et narration immersive.
Comment est né ce projet de fiction politique et pourquoi ce format ?
En 2018, j’ai créé l’Institut Santé pour réunir des experts de champs disciplinaires divers autour d’une refondation du système de santé. L’idée était de bâtir une plateforme commune où chacun pourrait apporter ses réflexions sur l’avenir de notre système, sans a priori mais avec une méthodologie favorisant la collaboration entre acteurs aux intérêts potentiellement divergents. Ce projet a donc émergé d’un travail d’intelligence collective, avec une approche transpartisane.

Or, les essais que nous avions publiés en 2020 et en 2022 étaient assez techniques, ce qui réduit le champ du lectorat. La fiction politique, en racontant une histoire qui nous concerne tous, permet d’élargir le lectorat et d’expliquer les enjeux de manière plus claire. Rien de très nouveau, c’était déjà l’approche pour ce qui est de la démarche du Conseil National de la Résistance. Pour la mise en forme, Jean-Marc Jancovici avait déjà fait cela sur la transition écologique sous forme de BD.
En quelques mots, quelle est l’histoire du livre ?
Le livre décrit deux pays fictifs : Les Albaches (dans la situation de la France) et Le Bavant (un pays comparable à la France mais qui a fait la refondation au début du siècle), dans le temps présent et à l’horizon 2050. Il projette le parcours de 12 personnages dans les problèmes et défis actuels du système de santé. Ainsi, l’histoire illustre les conséquences d’un système défaillant tel que nous le connaîtrons en France si nous ne faisons rien : dans l’un des pays (les Albaches), avec des ruptures de médicaments, des inégalités de santés, des errances de soins etc. et dans l’autre (le Bavant), en rendant visibles les effets concrets de la réforme quand elle est effectivement mise en place.
L’objectif était de rendre limpide notre réflexion collective sur les enjeux de santé publique, tout en montrant comment une réforme structurelle de fond, avec une réorganisation totale du système de gouvernance, peut transformer cette vision en un modèle de santé durable et accessible pour tous.
Comment avez-vous fait pour construire un diagnostic partagé et une vision unanime de la réforme à promouvoir avec des acteurs aux opinions si variées ?
Les réformes de fond nécessitent un consensus, ce qui implique des discussions ouvertes et une volonté d’avancer ensemble. Il nous a donc fallu établir des lignes directrices claires, avec l’engagement dès le départ de construire sur des valeurs républicaines et d’intégrer tous les acteurs concernés.
En faisant cela, nous avons désamorcé les tensions possibles entre secteurs et statuts, et favorisé un dialogue constructif centré sur notre objectif commun qui est de servir le bien commun. Ensuite, chaque contribution devait être centrée sur des solutions concrètes pour que personne ne perde son temps dans cette démarche qui est, de plus, entièrement bénévole. Or, cela demande un effort considérable car il est toujours plus facile d’analyser l’existant que d’imaginer ce qu’il pourrait être.
Quelle est la place pour les médecins libéraux dans ce scénario et comment peuvent-ils s’impliquer davantage dans les décisions qui les concernent ?
La réorganisation de la gouvernance (nationale, régionale, territoriale) est la clé de la réforme. Nous devons créer un Etat stratège, fort dans sa vision à long terme, avec une loi d’orientation et de programmation sanitaire à 5 ans. Un État qui soit également recentré sur le régalien et rationalisé à l’échelle nationale, avec deux grandes fonctions : une grande Agence Nationale de Santé Publique qui regroupe toute la multitude d’agences qui existent, et une Haute Autorité de Santé qui recentre son rôle sur l’évaluation des produits, des services et du système de santé.
Il est représenté en région et dans les départements, via les préfectures, par une direction de santé publique et délègue l’opérationnel aux acteurs territoriaux. Cela implique une structuration des services à l’échelle d’un territoire de santé, commun à tous les professionnels. On ne peut plus avoir de découpages géographiques différents entre CPTS, GHT, Permanence des soins, etc. Les URPS, les élus locaux, les associations de citoyens participent activement à la structuration de ce futur système et en assurent une co-gestion avec les institutionnels.
La réforme doit permettre une intégration équilibrée de tous les modes d’exercice et vise à garantir la liberté d’exercice des médecins, qu’ils soient libéraux, salariés ou mixtes, tout en assurant leur viabilité financière. Mais il est impératif que les médecins libéraux s’investissent dans la déclinaison de cette approche territoriale de la santé, en tenant compte de leurs propres intérêts et des besoins de la population.
Enfin, quels sont les leviers pour faire avancer cette réforme ?
Nous avons besoin d’un contenu solide, limpide et partagé par un maximum de personnes, ce que nous tentons de faire avec l’Institut Santé, et d’une incarnation politique qui puisse défendre ces idées. Malheureusement les politiques, sont souvent éloignés des réalités du système de santé et peinent à porter ces réformes.
La mobilisation de tous est donc cruciale. La passivité est un frein au changement. Chacun, à son échelle, médecin, soignant comme tout citoyen, peut contribuer à la réforme. Nous devons nous engager activement pour défendre nos intérêts citoyens et influencer les décisions politiques en matière de santé. La réforme ne sera viable que si elle est portée par tous.
C’est toute la philosophie de nos travaux, et de ce livre qui en est la résultante, et dont les droits d’auteur seront reversés à l’association Institut Santé pour la promotion de la réforme.
Interview réalisée par Eloise BAJOU